8

ADRÉNALINE

 

— O.K., où se trouve l’embrayage ?

J’indiquai la manette de la poignée gauche. Ce faisant, je relâchai le guidon, geste malencontreux puisque la lourde moto tangua sous mes fesses et faillit me désarçonner. Je m’y ragrippai aussitôt et la stabilisai.

— Elle refuse de rester droite, Jake ! me plaignis-je.

— Ça n’arrivera plus quand tu rouleras, me promit-il. Et maintenant, où est le frein ?

— Derrière mon pied droit.

— Non.

Prenant mes doigts, il les enroula autour de la manette de la poignée d’accélérateur, à droite.

— Mais tu m’as dit que...

— Contente-toi d’utiliser celui-ci. Pour le frein arrière, on verra plus tard. Quand tu sauras te débrouiller.

— C’est louche. Les deux ne sont pas importants ?

— Oublie celui de derrière, d’accord ? Tiens, c’est comme ça que tu ralentis.

Sur ce, il m’amena à presser plusieurs fois la manette.

— Compris.

— Accélérateur ?

Je tournai la poignée droite.

— Boîte de vitesses ?

Je la tapotai du pied gauche.

— Très bien. Tu as l’air d’avoir repéré ce qu’il fallait. Tu n’as plus qu’à la mettre en route.

J’émis quelques paroles inintelligibles, faute de mieux – mon estomac faisait des nœuds, et ma voix risquait de ne pas m’obéir. J’avais beau essayer de me convaincre que ma peur était inutile, et que j’avais survécu à des événements bien pires en comparaison desquels cette aventure semblait risible, j’étais terrorisée. J’aurais dû pouvoir regarder la mort en face et lui sourire. Malheureusement, mon ventre s’entêtait à ne pas se ranger à mes arguments.

Je contemplai le long ruban de la piste en terre, bordée de chaque côté par une épaisse verdure brumeuse. Le revêtement était de sable humide, ce qui valait toujours mieux que de la boue.

— Serre l’embrayage, m’ordonna Jacob.

Je m’exécutai, raide comme un piquet.

— Et maintenant, écoute bien, parce que c’est crucial : ne le relâche pas, pigé ? Imagine que tu tiens une grenade dégoupillée, par exemple.

Je crispai les doigts autour de la manette.

— C’est bien. Tu te sens de la démarrer au kick ?

— Si je bouge le pied, je me casse la figure, répliquai-je en osant à peine respirer.

— D’accord, je m’en charge, alors. Toi, ne relâche surtout pas l’embrayage.

Il recula d’un pas puis, soudain, abattit brutalement son pied sur la pédale, ce qui déclencha un hoquet bruyant et secoua la moto. Je commençai à glisser sur le flanc, mais il me rattrapa avant que je tombe.

— Ce n’est rien, m’encouragea-t-il. Tu serres toujours l’embrayage ?

— Oui, haletai-je.

— Plante bien tes jambes dans le sol, je vais recommencer.

Par prudence, il posa quand même la main sur l’arrière de la selle. Il fallut quatre tentatives pour que la machine accepte de démarrer. Sous moi, le moteur gronda et vibra, pareil à un animal furieux. Autour de la poignée gauche, mes doigts étaient douloureux.

— Bon, à présent, donne un peu de gaz. Tout doux, hein ? Sans cesser de tenir l’embrayage.

Timidement, je tournai la poignée droite. Le mouvement fut infime, ce qui n’empêcha pas la moto de vociférer. Non seulement, la bête était furieuse, voilà qu’elle était également affamée.

— Tu te souviens comment passer la première ?

— Oui.

— Super. Vas-y.

— D’accord.

Il attendit, je ne bronchai pas.

— Pied gauche, insista-t-il.

— Je sais ! soufflai-je.

— Tu as l’air d’être morte de frousse. Tu es certaine de vouloir continuer ?

— T’inquiète ! m’énervai-je.

Des orteils, j’abaissai le levier de vitesses d’un cran.

— Génial ! Et maintenant, relâche très légèrement l’embrayage.

Et il s’éloigna de moi.

— Tu veux que je balance la grenade ? m’écriai-je, horrifiée.

Pas étonnant qu’il ait reculé.

— C’est comme ça que ça marche, Bella. Veille seulement à y aller mollo.

Je commençai à desserrer les doigts. À cet instant, une voix de velours qui n’appartenait pas à Jacob me prit au dépourvu.

« Tu es en train de te comporter de façon téméraire, puérile et idiote, Bella. »

— Oh !

De stupéfaction, j’abandonnai complètement la poignée gauche. L’engin tressauta, m’expédia en avant et s’affala à demi sur moi. Le moteur crachota puis s’arrêta.

— Bella ! Tu n’as rien ?

Jacob s’était précipité et redressait la machine. Je ne réagis pas, trop occupée à tendre l’oreille.

« Je te l’avais bien dit », murmura le ténor avec une clarté cristalline.

— Bella ? répéta Jacob en me secouant par l’épaule.

— Ça va, marmonnai-je, hébétée.

Et en effet, ça n’aurait pu aller mieux. Il était revenu. Ses intonations douces et veloutées résonnaient encore dans mon crâne. J’envisageai rapidement différentes explications. La familiarité était à exclure : je n’avais jamais vu cette route, n’avais jamais pratiqué la moto – pas de déjà-vu, donc. Par conséquent, ces hallucinations auditives étaient provoquées par autre chose... Je sentis l’adrénaline couler de nouveau dans mes veines, et je pressentis que je tenais la solution. Un étrange mélange d’adrénaline et de danger, à moins que ce fût juste de la stupidité.

Jacob m’aidait à me relever.

— Tu es tombée sur la tête ? s’enquit-il.

— Je ne crois pas, chuchotai-je en la secouant d’avant en arrière pour vérifier. Je n’ai pas abîmé la moto, au moins ?

Cela m’inquiétait. J’avais hâte de réitérer l’expérience. Montrer de la hardiesse se révélait beaucoup plus efficace que je l’avais envisagé. La triche n’avait plus d’importance. Avoir trouvé un moyen de générer mes fantasmes sonores comptait bien plus.

— Non, elle a calé, c’est tout. Tu as relâché l’embrayage trop vite.

— Recommençons.

— Sûre ?

— Oui.

Cette fois, j’essayai de démarrer toute seule. C’était compliqué. Il fallait que je saute un peu pour frapper le kick avec suffisamment de force et, l’engin en profitait pour tenter de me désarçonner. Les mains de Jacob planaient au-dessus du guidon, prêtes à me retenir en cas de besoin. Ce ne fut qu’au bout de plusieurs tentatives, dont pas mal de malheureuses, que le moteur céda et rugit. Sans oublier de serrer la goupille, je tournai la poignée droite à plusieurs reprises. Il suffisait de l’effleurer pour que la machine réagisse. À présent, mon sourire était aussi large que celui de Jacob.

— Vas-y doucement avec l’embrayage, me rappela-t-il.

« Tu as vraiment envie de te tuer ? intervint la voix, sévère. C’est le but de la manœuvre ? »

Ça fonctionnait ! Je ricanai intérieurement, et l’ignorai. Je savais que Jake ne laisserait rien arriver de méchant.

« Rentre chez toi ! », m’ordonna le ténor.

La splendeur de ses intonations me renversait. Il était hors de question que je permette à ma mémoire de l’oublier, quel que soit le prix à payer.

— Doucement, m’encouragea Jacob.

— T’inquiète, répondis-je.

Je me rendis compte avec embarras que je m’étais adressée à mes deux interlocuteurs en même temps. Derechef, la voix subliminale gronda, étouffée par le rugissement du moteur. Je me concentrai pour éviter d’être surprise par sa prochaine intervention et laissai remonter la poignée petit à petit. Brusquement, la mécanique réagit, et je fonçai en avant.

Je volais.

Un vent qui ne soufflait pas quelques instants auparavant plaquait ma peau sur mon visage et rejetait mes cheveux en arrière avec suffisamment de force pour que j’aie l’impression qu’on me les tirait. Mon estomac était resté au point de départ, et l’adrénaline picotait tout mon corps. Les arbres défilaient comme l’éclair, se confondant en une seule paroi verte. Or, je n’étais qu’en première. Ma semelle effleura la boîte de vitesses, cependant que j’accélérai.

« Non, Bella ! me cria la voix de miel avec rage. Regarde devant toi ! »

Elle m’arracha suffisamment au vertige de la vélocité pour que je m’aperçoive que la route s’incurvait sur la gauche alors que je continuais de filer tout droit.

— Freine, freine ! me marmonnai-je à moi-même.

Instinctivement, j’abattis mon pied droit sur le frein arrière, comme je l’aurais fait si j’avais été au volant de ma camionnette. La moto vacilla d’un côté puis de l’autre, m’entraînant en plein sur le mur végétal. J’allais trop vite. Je voulus tourner le guidon pour changer de direction, mais mon poids déséquilibra l’engin qui s’inclina vers le sol, tout en poursuivant sa course vers les arbres. Une fois de plus, il me tomba dessus en vrombissant, me tirant sur le sable humide jusqu’à ce qu’il heurte un obstacle quelconque. Le nez dans la mousse, je n’y voyais rien. J’essayai de relever la tête ; quelque chose m’en empêcha. J’étais à demi assommée, perdue, submergée par trois sortes de rugissements – la moto, la voix dans ma tête et autre chose...

— Bella ! hurla Jacob.

J’entendis qu’on coupait le moteur de la deuxième machine, puis de la mienne, qui cessa brusquement de peser sur moi, et je basculai pour m’allonger et respirer plus aisément. Le silence était revenu, tout à coup.

— Wouah ! marmottai-je.

J’étais enchantée. C’était bien ça, la recette d’une bonne hallucination : adrénaline, danger et stupidité. En tout cas, un truc s’en approchant.

— Bella ! répéta Jacob, agenouillé près de moi, anxieux. Tu n’as rien, Bella ?

— Rien du tout ! m’écriai-je, ravie, en bougeant les bras et les jambes pour vérifier qu’ils fonctionnaient. On remet ça !

— Je ne crois pas, objecta-t-il, toujours aussi sérieux. J’ai même l’impression qu’il vaudrait mieux t’emmener à l’hôpital.

— Je suis en pleine forme.

— Euh... Tu t’es méchamment entaillé le front, Bella, et ça pisse le sang, m’informa-t-il.

Je plaquai ma paume sur le haut de mon crâne, sentis une moiteur collante. J’avais les narines pleines des arômes de mousse humide, ce qui m’épargna la nausée.

— Je suis désolée, Jacob ! marmonnai-je en appuyant sur la coupure comme si cela pouvait stopper l’hémorragie.

— Ce n’est pas parce que tu t’es blessée qu’il faut t’excuser, se récria-t-il en m’aidant à me relever. Allons-y. Et c’est moi qui conduis, précisa-t-il en tendant la main pour que je lui donne mes clés.

— Et les motos ?

— Attends-moi, répondit-il après quelques secondes de réflexion. Et prends ça.

Il retira son T-shirt taché de rouge et me le lança. Je le roulai en boule et le pressai fort contre mon front. L’odeur du sang commençant à me chatouiller les narines, je me mis à respirer par la bouche et m’efforçai de penser à autre chose.

Jacob sauta sur la selle de la machine noire, la démarra d’un seul coup et déguerpit dans un jet de sable et de graviers. Couché sur le guidon, tête baissée, cheveux au vent dont la noirceur de jais tranchait sur le cuivre de son dos, il dégageait une impression de professionnalisme athlétique. Je l’observai avec une pointe d’envie, certaine que je n’avais pas ressemblé à ça, sur ma moto.

La distance que j’avais parcourue m’étonna. Je distinguai à peine Jacob lorsqu’il atteignit la camionnette. Après avoir balancé l’engin sur le plateau, il trottina du côté conducteur et ne tarda pas à revenir vers moi, faisant rugir le moteur dans sa hâte. J’allais plutôt bien. Certes, le front me picotait, et mon estomac s’agitait un peu, mais la blessure était bénigne. La tête saignait toujours beaucoup. Il n’y avait pas d’urgence. Sans couper le contact, Jacob se précipita sur moi et, une fois encore, enlaça ma taille.

— Grimpe dans la voiture.

— Franchement, ça va, le rassurai-je. Inutile de paniquer, ce n’est qu’un peu d’hémoglobine.

— Tu parles ! ronchonna-t-il en allant récupérer ma moto. Il y en a des tonnes.

— Réfléchissons cinq minutes, dis-je quand il réintégra sa place derrière le volant. Si tu m’emmènes aux urgences, cela reviendra aux oreilles de Charlie, tu peux y compter.

Je jetai un coup d’œil au sable et à la boue qui maculaient mon jean.

— Il te faut des points de suture, Bella. Pas question que tu te vides de ton sang.

— Aucun danger. Écoute, nous allons d’abord ranger les motos, puis on s’arrêtera chez moi pour que je me débarrasse des indices avant de foncer à l’hosto.

— Et Charlie ?

— Il est censé travailler, aujourd’hui.

— Tu en es sûre ?

— Oui. Ne t’inquiète pas. Je saigne facilement, et ce n’est pas aussi grave que ça en a l’air.

Jacob n’était pas très content de cet arrangement – les coins de sa bouche tournés vers le bas, une moue inhabituelle pour lui, étaient là pour le prouver – mais il ne voulait pas m’attirer d’ennuis non plus. Sur le trajet de La Push à Forks, je ne cessai de contempler le paysage par la fenêtre tout en appuyant son T-shirt (désormais fichu) contre mon crâne.

La moto s’était révélée encore mieux que ce que j’avais envisagé. Elle avait amplement tenu le rôle que je lui avais assigné. J’avais triché, trahi ma parole. Je m’étais montrée inutilement téméraire. Que le contrat fût désormais rompu des deux côtés me donnait l’impression d’être moins minable. Et puis, j’avais découvert la clé des hallucinations. Enfin, je l’espérais. J’escomptais bien vérifier ma théorie à la première occasion. S’ils ne traînaient pas trop aux urgences, je réussirais même à m’y coller dès ce soir.

Dévaler la route à toute allure avait été formidable. Le vent sur ma figure, la vitesse et le sentiment de liberté... cela me rappelait mon existence passée, la fois où j’avais traversé la forêt dense en volant, à califourchon sur son dos. Je m’interdis aussitôt de penser plus loin et laissai le souvenir s’évaporer dans un brutal élan de douleur. Je tressaillis.

— Ça va ? s’enquit Jacob.

— Oui.

— En tout cas, compte sur moi pour déconnecter ton frein arrière au plus vite, me prévint-il.

À la maison, je commençai par m’inspecter dans le miroir. Plutôt moche. D’épais ruisseaux rouges avaient séché sur ma joue et dans mon cou, collant mes cheveux terreux. Je menai un examen clinique de ma petite personne, décidant que le sang n’était que de la peinture pour éviter d’éventuels haut-le-cœur et continuant à respirer par la bouche. Bref, je tenais le coup. Je me nettoyai du mieux que je pus, cachai mes affaires boueuses et ensanglantées au fond de mon panier à linge sale et me rhabillai – jean et chemise se boutonnant sur l’avant (histoire de ne pas avoir à l’enfiler par la tête). Je parvins à exécuter tout cela avec une seule main tout en évitant de tacher mes vêtements propres.

— Dépêche-toi ! me lança Jacob.

— J’arrive, j’arrive.

Je vérifiai que je ne laissais aucune preuve compromettante derrière moi puis me précipitai au rez-de-chaussée.

— De quoi j’ai l’air ? demandai-je.

— Ça peut aller.

— Mais est-ce que je ressemble à quelqu’un qui aurait trébuché dans ton garage et se serait ouvert la tête sur un marteau ?

— J’imagine que oui.

— Dans ce cas, allons-y.

Jacob me conduisit à la Chevrolet. Il insista, une fois encore, pour prendre le volant. Nous étions à mi-chemin de l’hôpital quand je me rendis compte qu’il était torse nu.

— Nous aurions dû penser à te prendre une veste.

— De Charlie ? Rien de tel pour nous trahir. De toute façon, je n’ai pas froid.

— Tu rigoles ?

Grelottante, j’augmentai le chauffage de la voiture, tout en observant Jacob. Jouait-il les durs pour que je ne m’inquiète pas ? Non, il semblait très à l’aise, ainsi. Il avait un bras allongé sur le dossier de mon siège, bien que je me sois pelotonnée pour conserver la chaleur de mon corps.

Jacob paraissait vraiment plus vieux que ses seize ans. Pas quarante, sans doute, mais plus que moi en tout cas. Il avait beau se plaindre d’être maigre, il n’avait guère à envier à Quil en matière de muscles. Les siens étaient longs et nerveux, mais réels. Quant à sa peau, elle avait une telle couleur que j’en étais jalouse. Il remarqua que je le détaillais.

— Quoi ? demanda-t-il, à demi embarrassé.

— Rien. Sauf que je viens juste de m’en rendre compte... sais-tu que tu es plutôt beau ?

Les mots à peine prononcés, je m’inquiétai qu’il les prît mal. Heureusement, il se borna à lever les yeux au ciel.

— Tu as reçu un sacré coup sur la caboche, dis-moi !

— Je ne plaisante pas.

— Ah... ben, euh, merci alors.

— Ben, euh, de rien, répondis-je, hilare.

 

Sept points de suture furent nécessaires pour refermer la coupure de mon front. Une fois passée la piqûre de l’anesthésie locale, je ne sentis plus rien. Jacob me tint la main pendant que le Dr Snow me recousait, et je m’efforçai de ne pas songer à l’ironie de la situation.

Ça nous prit des heures. Le temps qu’ils en aient terminé avec moi, je dus déposer Jacob chez lui avant de foncer à la maison pour préparer le dîner. Charlie sembla gober mon histoire de chute dans le garage. Après tout, ce n’était pas comme si je n’avais jamais réussi à finir aux urgences toute seule comme une grande.

Cette nuit-là ne fut pas aussi pénible que celle qui avait suivi mon premier fantasme auditif, à Port Angeles. Le trou réapparut dans ma poitrine, comme toujours quand je m’éloignais de Jacob, pas aussi douloureux cependant. J’envisageais déjà d’autres manières de provoquer de nouvelles illusions, ce qui me distrayait. Et puis, je savais que j’irais mieux le lendemain, en retrouvant Jacob. Ainsi, la plaie béante et la douleur familière furent plus faciles à supporter – le soulagement ne tarderait pas. Le cauchemar, lui aussi, perdit quelque peu de sa puissance. Le vide m’horrifia, comme d’ordinaire, mais je découvris que j’attendais avec une étrange impatience l’instant où je me réveillerais en hurlant. Je savais que le mauvais rêve se terminait toujours.

 

Le mercredi d’après, sans me donner le temps de rentrer des urgences afin de parer le coup, le Dr Gerandy téléphona à Charlie pour l’avertir qu’il craignait une commotion cérébrale et lui conseiller de me réveiller toutes les deux heures durant la nuit, afin de s’assurer que je n’avais rien de sérieux. C’est avec une suspicion non dissimulée que mon père accueillit mes explications maladroites sur une nouvelle chute.

— Tu aurais peut-être intérêt à ne plus t’approcher de ce garage, Bella, suggéra-t-il durant le dîner.

Je paniquai à l’idée qu’il se mît dans le crâne de m’interdire La Push et, par conséquent, mes expériences à moto. Il était inimaginable que j’abandonne la partie – ce jour-là, j’avais eu une de mes hallucinations les plus formidables. La voix de velours fantasmatique m’avait enguirlandée pendant cinq bonnes minutes avant que je freine trop fort et n’embrasse un tronc d’arbre. J’étais prête à supporter sans gémir la douleur physique qui en résultait, même violente.

— Ce n’est pas arrivé dans le garage, m’empressai-je de protester. Nous randonnions, et j’ai trébuché sur un rocher.

— Depuis quand tu randonnes, toi ?

— Il fallait bien s’attendre à ce que mon travail chez Newton laisse des traces. À force de vanter quotidiennement les vertus de l’exercice en plein air, on finit par devenir curieux.

Charlie me toisa d’un œil soupçonneux.

— Je te promets d’être plus prudente, jurai-je tout en croisant les doigts sous la table.

— Je n’ai rien contre ces balades autour de La Push, mais ne t’éloigne pas de la réserve, compris ?

— Pourquoi ?

— Nous avons reçu pas mal de plaintes du parc naturel, ces derniers temps. En attendant l’enquête des eaux et forêts, je préférerais que...

— Oh, c’est l’ours, hein ? Je suis au courant. Des marcheurs qui passaient par la boutique l’ont aperçu. Tu crois vraiment qu’une espèce d’immense grizzli mutant traîne dans le coin ?

— En tout cas, il y a quelque chose. Alors, pas question de gambader en pleine nature, compris ?

— Oui, oui, assurai-je rapidement.

Il n’eut pas l’air complètement tranquille, cependant.

 

— Charlie commence à fureter, me plaignis-je auprès de Jacob quand je passai le chercher au lycée, le vendredi.

— Dans ce cas, nous devrions peut-être lever le pied avec les bécanes, suggéra-t-il. Au moins pendant une semaine ou deux, précisa-t-il en voyant mon expression contrariée. L’idée de ne pas aller à l’hosto pendant huit jours ne te dérange pas, non ?

— Mais qu’est-ce qu’on va faire ? râlai-je.

— Ce que tu voudras, répondit-il avec bonne humeur.

Je méditai quelques instants. De quoi avais-je envie ? Je haïssais la perspective de perdre, aussi maigres fussent-elles, ces quelques secondes de proximité avec les souvenirs indolores, ceux qui surgissaient sans que j’eusse besoin de les évoquer consciemment. Si l’on me retirait la moto, j’allais devoir trouver une nouvelle voie d’accès au danger et à l’adrénaline, ce qui exigerait réflexion et créativité. En attendant, l’inaction avait toutes les chances de se révéler pénible. Et si, malgré la présence de Jake, je retombais dans la dépression ? Il était nécessaire que je reste occupée... Il y avait sûrement un autre moyen, une autre recette... un autre endroit.

La villa blanche avait été une erreur, sans aucun doute. Pourtant, sa présence devait bien être imprimée quelque part, ailleurs qu’en moi. Il existait forcément une place où il me semblerait plus réel qu’au milieu des repères familiers qu’encombraient mes réminiscences d’humaine. Seule une me vint à l’esprit, une qui n’appartiendrait jamais qu’à lui seul, une empreinte de magie et de lumière. La belle clairière que je n’avais vue qu’une fois dans ma vie, illuminée par le soleil et les étincelles qui ruisselaient sur sa peau.

L’idée était risquée, et l’éventualité d’un retour de flamme probable – l’expérience pouvait se révéler dangereusement douloureuse. Rien que d’y songer, la blessure déchirant mon sein se réveilla, au point que j’eus du mal à rester droite et à ne pas me trahir. N’empêche, de tous les lieux du monde, c’était le plus susceptible de provoquer l’écho de sa voix. En plus, j’avais déjà raconté à Charlie que je randonnais...

— À quoi penses-tu donc avec autant de sérieux ? me demanda Jacob.

— Eh bien... j’ai découvert un endroit dans la forêt, un jour. Je suis tombée dessus par hasard, alors que je... me promenais. Une clairière magnifique. J’ignore si je saurais la retrouver seule. Il faudra sûrement que je m’y reprenne à plusieurs fois...

— Nous pourrions utiliser une boussole et une carte d’état-major, répliqua-t-il avec une confiance rassurante. Tu te rappelles d’où tu es partie ?

— Oui, juste au début du sentier de grande randonnée sur laquelle s’achève la route 110. Et j’ai suivi la direction du sud, me semble-t-il.

— Formidable. T’inquiète, nous allons y arriver.

Comme toujours, Jacob était prêt à exaucer le moindre de mes désirs, aussi étrange fût-il.

C’est ainsi que, le samedi après-midi, je laçai mes chaussures de marche achetées le matin même, ce qui m’avait permis de bénéficier pour la première fois de la ristourne de vingt pour cent réservée aux employés, attrapai un plan détaillé de la péninsule d’Olympic et me rendis à La Push.

Nous ne partîmes pas immédiatement. D’abord, Jacob allongea sa grande carcasse sur le plancher du salon et, pendant vingt minutes, s’affaira à dessiner un quadrillage complexe sur la carte. De mon côté, assise sur une chaise de la cuisine, je fis la conversation à Billy. Ce dernier paraissait absolument serein quant à notre projet de balade. J’avais été surprise de constater que Jacob ne lui avait rien caché de l’endroit où nous allions, vu la paranoïa qui régnait à cause de l’ours. J’aurais voulu demander à Billy de ne rien dire à Charlie, j’avais peur toutefois d’obtenir l’effet inverse.

— On verra peut-être le supernounours, plaisanta Jacob en examinant son travail.

Je jetai un coup d’œil à son père, craignant une réaction à la Charlie. Billy se contenta de rire, cependant.

— Dans ce cas, tu ferais sans doute bien de prendre un pot de miel, se moqua-t-il. Au cas où.

— J’espère que tes chaussures neuves ont des ailes, rigola Jacob à mon adresse. Parce qu’un petit pot de miel n’apaisera pas un ours affamé très longtemps.

— Il me suffira d’être plus rapide que toi, rétorquai-je.

— Comme si c’était possible ! s’esclaffa-t-il en repliant la carte. Bon, allons-y.

— Amusez-vous bien, lança Billy en dirigeant son fauteuil vers le réfrigérateur.

Charlie n’était pas difficile à vivre, mais j’eus l’impression que Jacob avait encore plus de liberté que moi.

Je nous conduisis jusqu’au bout de la route en terre et me garai près du piquet en bois qui marquait le début du sentier pédestre. Je n’étais pas venue ici depuis bien longtemps, et des spasmes nerveux me tordirent l’estomac. La balade risquait de devenir malsaine, mais elle valait la peine si je réussissais à entendre mon ténor. Je sortis de voiture et contemplai la végétation dense qui nous cernait.

— Je suis partie par là, murmurai-je en tendant le doigt droit devant moi.

— Hum.

— Quoi ?

Le regard de Jacob alla de la direction que j’indiquais au chemin balisé.

— Je t’aurais plutôt prise pour une fille préférant suivre les sentiers tout tracés.

— Eh non ! plastronnai-je, un peu gênée. Je suis une rebelle, que veux-tu !

Il rit, tira le plan de son sac.

— Une seconde, s’il te plaît.

La boussole en main, il enroula la carte jusqu’à ce qu’elle soit pliée comme il le désirait.

— Première section du quadrillage... et voilà, c’est parti !

Je compris vite que je retardais sa progression, mais il ne s’en plaignit pas. Je tâchais de ne pas ressasser ce que je me rappelais de ma dernière balade dans ces bois, en compagnie d’un être bien différent. Les souvenirs restaient dangereux. Si je me laissais engluer par eux, j’allais finir avec les bras serrés autour de mon torse, haletante. Ce qui serait difficile à justifier devant Jacob.

Rester focalisée sur le présent n’était pas aussi ardu que je l’avais cru. L’endroit ressemblait à n’importe quel autre coin de la péninsule, et Jacob donnait à la balade une atmosphère très différente. Il sifflotait joyeusement, balançait les bras, se déplaçait sans difficulté à travers les sous-bois enchevêtrés. Grâce à ce soleil ambulant, les ombres paraissaient moins noires que d’habitude. Assez régulièrement, il consultait la boussole, tout en nous maintenant sur la ligne droite d’un des rayons qu’il avait dessinés sur la carte. Il avait vraiment l’air de savoir ce qu’il faisait. Je faillis le complimenter, me retins – il risquait d’en profiter pour rajouter quelques années à son âge.

Tout en marchant, mon esprit vagabondait. Je n’avais pas oublié la discussion que nous avions eue sur les falaises. Depuis, j’avais attendu qu’il en reparle, sans résultat.

— Euh... Jake ? lançai-je, quelque peu hésitante.

— Oui ?

— Comment ça va... avec Embry ? Il est toujours aussi étrange ?

Jacob garda le silence, continuant à avancer à grandes enjambées. À quelques mètres de moi, il s’arrêta, le temps que je le rejoigne.

— Oui, finit-il par répondre avec une moue contrariée.

Comme il restait planté sur place, je me reprochai aussitôt d’avoir abordé le sujet.

— Encore sous l’influence de Sam ?

— Ouais.

Il posa son bras sur mes épaules. Il paraissait si troublé que je ne me dégageai pas en plaisantant, ce que j’aurais sans doute fait dans n’importe quelle autre circonstance.

— Ils continuent à te regarder bizarrement ?

— Oui, parfois.

— Et Billy ?

— Il ne m’a été d’aucun secours, comme d’habitude.

La colère amère qui perçait derrière cette réflexion me perturba.

— Notre canapé est disponible, lui rappelai-je.

Son rire rompit la morosité ambiante.

— Réfléchis un peu à la position dans laquelle ça mettrait Charlie. Si jamais Billy prévenait les flics en pensant que j’ai été enlevé.

Je pouffai à mon tour, heureuse de voir qu’il était redevenu lui-même.

Au bout d’une dizaine de kilomètres, nous bifurquâmes brièvement vers l’ouest puis suivîmes une nouvelle ligne du quadrillage. Le paysage ne variant pas, je commençai à me dire que ma quête idiote était vouée à l’échec, impression qui se renforça quand le jour s’assombrit. Jacob, lui, était plus confiant.

— Du moment que tu es sûre de notre point de départ, me rassura-t-il, en me lançant néanmoins un coup d’œil interrogateur.

— Sûre et certaine.

— Alors, nous trouverons.

Il me prit par la main et m’entraîna dans une mer de fougères. De l’autre côté nous attendait la Chevrolet.

— Fais-moi confiance, ajouta-t-il en désignant la camionnette avec fierté.

— Tu te débrouilles bien, reconnus-je. Mais, la prochaine fois, nous apporterons des lampes.

— Nous n’aurons qu’à consacrer nos dimanches à ces randonnées. J’ignorais que tu étais si lente.

Furieuse, je lui arrachai ma paume et gagnai la portière conducteur en boudant. Ma réaction déclencha son hilarité.

— Prête pour une nouvelle tentative, demain ? s’enquit-il en s’installant à côté de moi.

— Pas de souci. À moins que tu préfères y aller sans moi, puisque je te ralentis tant.

— Je m’en remettrai, va ! En tout cas, pense à prendre des pansements. Je parie que tes chaussures te font mal.

— Un peu, avouai-je.

En réalité, j’avais l’impression que mes pieds n’étaient plus qu’une immense ampoule.

— J’espère qu’on verra l’ours. Je suis un peu déçu.

— Je n’attends que ça, raillai-je. Nous aurons sûrement un peu de chance, et l’un de nous deux se fera croquer !

— Les ours ne mangent pas les humains. Nous ne sommes pas assez bons. Enfin, tu es peut-être l’exception. Je suis sûr que tu es délicieuse.

— Merci du compliment.

Je détournai les yeux. Il n’était pas le premier à me dire ça.

Tentation
titlepage.xhtml
Nouveau Document Microsoft Office Word_split_000.htm
Nouveau Document Microsoft Office Word_split_001.htm
Nouveau Document Microsoft Office Word_split_002.htm
Nouveau Document Microsoft Office Word_split_003.htm
Nouveau Document Microsoft Office Word_split_004.htm
Nouveau Document Microsoft Office Word_split_005.htm
Nouveau Document Microsoft Office Word_split_006.htm
Nouveau Document Microsoft Office Word_split_007.htm
Nouveau Document Microsoft Office Word_split_008.htm
Nouveau Document Microsoft Office Word_split_009.htm
Nouveau Document Microsoft Office Word_split_010.htm
Nouveau Document Microsoft Office Word_split_011.htm
Nouveau Document Microsoft Office Word_split_012.htm
Nouveau Document Microsoft Office Word_split_013.htm
Nouveau Document Microsoft Office Word_split_014.htm
Nouveau Document Microsoft Office Word_split_015.htm
Nouveau Document Microsoft Office Word_split_016.htm
Nouveau Document Microsoft Office Word_split_017.htm
Nouveau Document Microsoft Office Word_split_018.htm
Nouveau Document Microsoft Office Word_split_019.htm
Nouveau Document Microsoft Office Word_split_020.htm
Nouveau Document Microsoft Office Word_split_021.htm
Nouveau Document Microsoft Office Word_split_022.htm
Nouveau Document Microsoft Office Word_split_023.htm
Nouveau Document Microsoft Office Word_split_024.htm
Nouveau Document Microsoft Office Word_split_025.htm
Nouveau Document Microsoft Office Word_split_026.htm
Nouveau Document Microsoft Office Word_split_027.htm